Seuils interdits – عتبات ممنوعة
1972

Seuils interdits – عتبات ممنوعة

Seuils interdits : Ridha Behi face à l’impensé social !

© Seuil interdits (1972)

Réalisé avec une intensité troublante, Seuils interdits de Ridha Behi est un court-métrage vertigineux qui explore les tréfonds d’une subjectivité dévorée par la frustration sociale, les tabous et le rêve d’élévation. Plus qu’un simple portrait d’homme, le film propose une plongée dans un esprit dérangé, broyé par la pauvreté, humilié par l’invisibilité, et peu à peu happé par un fantasme devenu destructeur.

Tourné dans un Kairouan encore marqué par le poids des traditions mais déjà exposé aux regards venus d’ailleurs (tournages étrangers, premiers flux touristiques) ; Seuils interdits capte aussi un moment de flottement sociologique : une période où les repères traditionnels vacillent sans être encore remplacés, où les corps et les désirs se trouvent exposés à des formes de liberté nouvelles, sans outils symboliques pour les comprendre. Ce décalage, entre un monde fermé et un dehors convoité mais inaccessible, révèle une société en tension, où l’irruption de l’ailleurs agit comme une fracture silencieuse. Le film donne ainsi à voir comment un individu fragile, marginalisé, peut cristalliser à lui seul cette confusion collective des normes, entre imaginaire interdit et dérive irréversible.

Inspiré d’un fait réel, Seuils interdits s’ancre dans un événement tragique survenu au début des années 1970 : le viol d’une touriste étrangère par un jeune marchand ambulant sur une plage de Monastir, alors en plein essor touristique. Le procès qui s’ensuit mène à une condamnation de 12 ans de réclusion. Ce fait divers, brutal et marquant, devient pour Ridha Behi le point de départ d’une réflexion cinématographique plus large : au-delà de la simple reconstitution, le film interroge les mécanismes sociaux, psychiques et culturels qui mènent à un tel basculement.

© Seuil interdits (1972)

Le film s’ouvre sur une séquence glaçante : un homme entre dans une salle d’audience, menotté, fatigué, comme dissocié de son propre procès. D’emblée, Ridha Behi opte pour une narration introspective et fragmentée, où la temporalité judiciaire sert de prétexte à un long retour mental. Le procès devient vite un simple point de départ pour installer un espace de mémoire et plonger dans l’esprit du personnage. Le récit est alors fait de souvenirs où l’intérieur de l’homme compte plus que les faits eux-mêmes.

Ce que capte magnifiquement le film, c’est la manière dont le rêve peut servir à la fois de refuge et de perversion. Le personnage principal, un petit vendeur de cartes postales, est censé incarner une image accueillante, offrir aux touristes des fragments de bonheur à emporter. Mais lui-même vit dans la misère, relégué aux marges du monde, ignoré de tous. Ce contraste saisissant, entre l’image qu’il vend et la réalité qu’il incarne, fissure peu à peu son rapport au réel. Slim Ben Fraj laisse alors l’imaginaire prendre le relais : il s’invente une vie brillante, une romance avec une touriste, une voiture de sport, des virées nocturnes… autant d’illusions qui deviennent sa seule échappée.

© Seuil interdits (1972)

Mais il y a aussi en lui quelque chose de plus ambigu : une part d’innocence blessée, de rêverie érotique, mêlée à une violence sourde, presque animale. Ce dualisme ange/diable, Ridha Behi le filme sans le juger, à la manière d’un conte tragique, et c’est là qu’on pense à Gérard Philipe, figure éternelle du jeune homme à la fois solaire et possédé. Comme dans La Beauté du diable (1950), le charme devient vertige, et l’innocence s’inverse en transgression.

L’une des grandes forces de Seuils interdits est de refuser le manichéisme. Le personnage n’est pas un monstre, ni une victime absolue. Il est le résultat d’un abandon social, d’un isolement affectif, d’une misère qui ne dit pas son nom. Et pourtant, le film n’excuse jamais l’irréparable. Il le donne à voir, frontalement, dans toute sa brutalité. Il nous force à regarder en face ce que la société préfère ignorer : la violence née du manque, du mépris, de l’infériorité ressentie.

© Seuil interdits (1972)

La mise en scène de Ridha Behi, sobre mais sensorielle, accompagne cette descente mentale avec rigueur. L’univers intérieur (chambre exiguë, marquée par des objets usés, linge suspendu, posters érotiques et inscriptions sur les murs) se transforme en un lieu clos, à la fois refuge et prison. On pense à Beckett ou Genet : un théâtre mental où les murs renferment autant les corps que les obsessions, et où chaque détail scénographique participe à l’isolement du personnage.

On perçoit l’influence du cinéma égyptien aussi, notamment à travers l’usage de moyens d’expression indirects comme les inscriptions murales. Ce procédé rappelle l’esthétique cinématographique de Salah Abou Seif, qui en faisait un élément récurrent de mise en scène pour enrichir la charge symbolique ou dramatique de ses images. On peut également lire une résonance avec Gare Centrale de Youssef Chahine. À l’image du personnage de Qinawi, marginalisé, psychologiquement instable et profondément en manque de lien humain, le protagoniste de Ridha Behi évolue lui aussi dans une zone de fracture sociale et affective. Tous deux incarnent des figures de l’exclusion, traversées par le désir, la frustration et la solitude, que la mise en scène enferme dans des espaces oppressants à la mesure de leur dérive intérieure.

© Seuil interdits (1972)

Le basculement final, lors de la tentative de viol dans le minaret de la mosquée, est l’apothéose d’un fantasme devenu hors de contrôle. Cette scène, choquante et déchirante, est mise en parallèle avec l’effondrement total du rêve : la violence réelle efface à jamais la possibilité du désir rêvé. L’homme, rattrapé par le réel, est rendu à sa condition : celle d’un exclu devenu criminel.

En refermant la boucle narrative dans le tribunal, Ridha Behi redonne au film sa dimension politique. Le jugement est celui d’un homme, mais aussi celui d’un système. Et pourtant, aucune rédemption, aucun apitoiement. Juste un regard fixe, vide, égaré, comme si le rêve, même abîmé, valait encore mieux que l’attente du châtiment.

Seuils interdits est un film radical, dérangeant, nécessaire. Une œuvre qui explore jusqu’au vertige les failles de l’humain et les impasses de la société. Un court-métrage courageux, à la frontière du réalisme social et de la psychanalyse, où la lumière ne vient jamais vraiment, sinon dans le scintillement cruel d’un fantasme brisé.

Fadoua Medallel 

8 Juillet 2025

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