Liti Liti : L’attachement
2025

Liti Liti : L’attachement

Guinaw Rail, commune oubliée de la grande banlieue de Dakar se vide. Les bulldozers attaquent les maisons sur le tracé du Train Express Régional, symbole du « Sénégal émergent » du président Macky Sall. Avant qu’il ne disparaisse et se transforme tout à fait, le réalisateur filme son royaume d’enfance ainsi que sa mère, qui déroule le fil d’une vie derrière les Rails.

Liti Liti : Chronique d’un déracinement !

Liti Liti : L'attachement

 

Juste après la projection de Liti Liti (L’Attachement) aux Journées Cinématographiques de Carthage, Mamadou Khouma Gueye est revenu sur l’origine de son film. Tout est parti d’une phrase lancée par Senghor, premier président du Sénégal : « Dakar sera comme Paris ». Promesse de modernité et menace latente, cette déclaration devient le point de départ d’un documentaire poétique et politique, couronné par le Tanit d’or dans la compétition officielle des longs métrages documentaires. Le réalisateur sénégalais signe ainsi un retour marquant aux JCC, après un Tanit de bronze obtenu en 2018 pour son court métrage Kédougou, confirmant un lien fort avec ce festival majeur du cinéma arabe et africain.

Liti Liti a été présenté dans plusieurs festivals internationaux : Visions du Réel à Nyon (Suisse) et le Festival des 3 Continents à Nantes (France), où il a reçu le Prix du public. Le film a également été sélectionné à Amsterdam (IDFA, Pays-Bas) et à Montréal (RIDM, Canada), marquant son rayonnement international. Pourtant, derrière cette reconnaissance mondiale, son récit reste profondément ancré dans un territoire précis et bouleversé : Guinaw Rail, quartier populaire de la périphérie de Dakar. Là les maisons s’effacent sous l’avancée des bulldozers, tandis que le tracé du Train Express Régional (TER), présenté comme la vitrine du « Sénégal émergent », redessine brutalement l’espace urbain et les trajectoires de vie. Avant que ce territoire ne disparaisse, Gueye revient filmer son lieu d’enfance et sa mère, qui y a vécu près de quarante ans. Figure centrale du film, elle incarne une mémoire intime prise entre la violence du progrès et la persistance d’un monde en voie d’effacement. Si les autorités, à l’image du président Macky Sall, affirment que « tous les impactés seront indemnisés jusqu’au dernier », le film rappelle que la question dépasse largement le cadre matériel : il s’agit avant tout d’un déracinement.

Le long-métrage met en lumière les zones aveugles du progrès, ces pertes irréversibles que seuls le temps et la mémoire permettent encore de saisir. Issu d’un milieu populaire, Mamadou Khouma Gueye adopte un point de vue profondément personnel : il filme à partir de sa propre histoire, de son attachement au lieu, se racontant à sa manière, sans chercher à objectiver ni à surplomber ce qu’il traverse.

Le film s’inscrit dans une tradition du documentaire contemplatif où le sens émerge des gestes ordinaires et des espaces habités, plutôt que d’un discours explicatif. À la manière de certains films d’observation de Frederick Wiseman, le cinéaste privilégie la durée et la répétition, laissant au spectateur la liberté de construire sa propre lecture. Cette approche confère une profondeur émotionnelle, mais le rythme lent et la narration fragmentée peuvent aussi déstabiliser ceux qui attendent une progression dramatique plus classique.

Un parallèle discret se dessine entre la figure maternelle et la nation : la fragilité de l’intime fait écho à celle d’un pays traversé par de profondes tensions sociales et politiques. Le TER, symbole de modernité, devient ainsi un signe ambivalent, révélateur de l’écart entre les aspirations collectives et les réalités vécues. Cette approche s’inscrit dans une filiation du cinéma africain, de Jean Rouch à Ousmane Sembène, où le corps et la cellule familiale deviennent des lieux de réflexion politique, même si, ici, la dimension allégorique reste parfois volontairement abstraite.

Ce qui rend le film particulièrement poignant tient aux moments imprévus qui surgissent au cœur du quotidien filmé, notamment dans la relation à la mère. Tourné sur la durée, à partir de 2017, Liti Liti accorde une place essentielle à l’attente et à l’écoute. Ces instants non maîtrisés, propres au réel, viennent fissurer la rigueur formelle des plans et leur inssuflent une fragilité humaine.

La photographie épurée et la bande sonore discrète participent à une expérience immersive, proche d’un cinéma du ressenti, où l’esthétique occupe une place centrale. Cette attention à la forme évoque le cinéma documentaire subjectif d’Agnès Varda, notamment dans sa manière de faire dialoguer corps, espace, quotidien et mémoire. Toutefois, ce choix esthétique peut laisser penser que le film mise davantage sur l’émotion et la suggestion symbolique, au détriment d’une analyse plus directe des structures sociales et politiques qui traversent les situations observées.

Malgré cela, Liti Liti parvient à transformer des fragments du quotidien en révélations sur la condition humaine. Le film montre comment mémoire individuelle et mémoire collective s’entrelacent. Il fait écho à cette réflexion de Samba Félix Ndiaye, cinéaste documentariste sénégalais : « Les cinéastes africains ne racontent pas encore leur histoire… Il leur manque parfois le reflet de la situation réelle, économique et sociale de l’Afrique. Pourtant, cette Afrique-là, malgré tout, est résistante. »

Sans céder ni à la nostalgie ni au pamphlet, Liti Liti construit une œuvre où l’intime devient un espace de résistance face à l’effacement. Exigeant par sa forme et son rythme, le film offre en retour une méditation profonde sur la résistance et la capacité du cinéma à rendre perceptible ce que le discours politique ne sait pas dire. Une œuvre qui ouvre un espace de réflexion durable à l’image de ces belles rencontres que permettent encore les journées cinématographiques de Carthage.

Fadoua Medallel | Décembre 2025

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