Foragers de Jumana Manna : Résister, une feuille à la fois !

© Foragers (2022)

Dans Foragers, un homme arrache doucement une tige d’akkoub, la retourne entre ses doigts, puis regarde au loin. Rien de spectaculaire. Et pourtant, ce geste simple, millénaire, est devenu un acte illégal. Jumana Manna part de là : une plante, une loi, un territoire fragmenté. Elle en tire un film d’une douceur militante, aussi feutrée que déterminée, où la cueillette devient un terrain de lutte, de mémoire et d’absurde.

Tourné dans les terres de 1948, Foragers suit les cueilleuses et cueilleurs palestiniens qui bravent les interdictions imposées par l’État israélien au nom de la « protection de la nature ». Mais ici, la nature n’est pas une réserve à préserver, elle est vivante, habitée, racontée. Ce n’est pas un espace sauvage à réglementer, c’est un tissu de gestes et de récits transmis, de racines culinaires et affectives.

© Foragers (2022)

« Je suis la nature et la nature est moi. Quand je vais dans la nature, je me retrouve. »
Cette phrase, lancée dans le film comme une confidence à la caméra, résume tout. Elle dit l’indivisibilité entre identité et paysage, entre corps et sol. Face à l’arbitraire bureaucratique qui transforme une plante en preuve à charge, cette déclaration devient un manifeste de réappropriation. Le personnage ne cherche pas à contourner la loi. Il affirme : la nature m’appartient parce que je lui appartiens.

Il y a, dans cette logique de répression, quelque chose de profondément absurde, au sens camusien. La cueillette devient un crime. Le thym, une menace. L’akkoub, une preuve de déviance. Comme dans Le Procès de Kafka, les lois tombent sans explication claire, les jugements sont absurdes, les interrogatoires dérisoires. Et pourtant, les gens y vont. Ils cueillent. Encore et encore. Foragers devient alors le récit de Sisyphe, recommençant sa tâche interdite avec une obstination tranquille.

© Foragers (2022)

Jumana Manna joue volontairement sur les frontières du réel. Elle entremêle scènes de cueillette, moments de cuisine, archives simulées et procès rejoués, construisant un objet hybride, mouvant, entre documentaire et fiction. Certaines scènes sont même tournées avec les membres de sa propre famille, ce qui ajoute une texture autobiographique discrète, mais sensible. Cette approche évoque le travail de Trinh T. Minh-ha ou de Michel Khleifi, dans cette manière de déconstruire le regard occidental et de faire émerger une mémoire par les gestes, les silences, les replis du quotidien. Foragers ne filme pas la catastrophe, mais ce qui résiste, ce qui survit en creux, ce qui continue de pousser malgré tout.

Ce flottement formel a aussi ses limites. En choisissant de rejouer certaines séquences, notamment les confrontations judiciaires, avec des acteurs, Manna opte pour une forme de stylisation assumée. Ce parti pris, s’il permet une mise à distance poétique, atténue parfois la charge brute du réel. On perd quelque chose de la tension immédiate et crue que porte souvent le documentaire ancré.

Le film d’une grande justesse reste sensible et nécessaire, mais il ménage une certaine retenue, une distance sage, peut-être trop sage, là où une immersion frontale aurait pu accentuer l’urgence politique du propos

© Foragers (2022)

Dans Foragers, le politique n’est pas plaqué. Il est incarné dans les détails : la rugosité d’une feuille, les piqûres d’un akkoub, le goût du za’atar mélangé à l’huile d’olive. Il y a quelque chose de radicalement organique dans la manière dont Manna construit son récit. Elle ne documente pas, elle infiltre. Elle ne dénonce pas, elle écoute.

Et tout cela est accompagné par une bande sonore épurée, discrète et enveloppante. Composée par Rashed Backer, elle laisse respirer le film. Les sons de la nature, le vent, les feuilles, les pas sur la terre, prennent le relais du silence. À certains moments, une musique aux accents nostalgiques ou légèrement dissonants vient souligner l’absurde d’une scène ou la tendresse d’un moment. Ce paysage sonore, entre bruit et absence, donne au film une sensation de flottement comme suspendu entre l’interdit et la continuité.

Foragers rejoint ainsi une tradition de cinéma de la résistance lente. On pense à Kiarostami, à Chantal Akerman, à ces cinéastes qui savent capter le battement discret de la mémoire, les creux du quotidien. Mais Manna a sa propre voix, quelque chose de feutré, d’herbier politique.

Car derrière les plantes, c’est une culture entière qui est en jeu. Cueillir, ici, ce n’est pas seulement se nourrir. C’est se souvenir, transmettre, continuer à appartenir.

Foragers est un film sans emphase, mais avec persistance. Il dit sans hausser la voix : il suffit parfois d’un couteau, d’une montagne et d’une plante pour faire face à l’effacement. Il suffit d’un geste répété pour inscrire la résistance dans le sol. Un film à voir, à sentir, à écouter. Lentement.

Fadoua Medallel
28-06-2025

 

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